Dans le dernier épisode de Droit Devant, j’ai eu le plaisir d’accueillir @Adrien CHIGNARD, psychologue du travail, fondateur du cabinet @Sens et cohérence, et expert en prévention des risques psychosociaux.
Au fil de notre échange, nous avons déconstruit ensemble certaines idées reçues sur le harcèlement moral et exploré des stratégies concrètes pour instaurer un climat de travail sain au sein d’une organisation.
🔎Au programme :
💡• Comprendre l’escalade des conflits : Adrien détaille un modèle en quatre étapes pour repérer la montée des tensions, depuis un incident isolé jusqu’à la formation du conflit, et explique comment intervenir de façon préventive 📢;
🤝• Recadrer avec bienveillance : À travers des méthodes pratiques – notamment la méthode « D.E.S » (Décrire, Émotion, Solution) – il partage des outils pour faire cesser les dysfonctionnements de manière constructive 👍 ;
⛓️💥• Dépasser les stéréotypes : Au travers la déconstruction d’idées reçues, Adrien insiste sur le fait que le harcèlement ne nécessite pas nécessairement une temporalité longue ou ne se limite pas à une relation hiérarchique. Il peut émerger de comportements quotidiens et d’interactions multiples, que ce soit entre collègues, supérieurs ou même avec des tiers.
Découvrez dans cet épisode comment transformer chaque signal de conflit en une opportunité de dialogue et de progrès pour bâtir un environnement de travail plus respectueux et serein✅
#Podcast #HarcèlementMoral #Prévention #BienÊtreAuTravail #Management
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Retranscription
(Marylaure) Bonjour Adrien et ravie de te recevoir dans cet épisode de droit devant.
Aujourd’hui on va parler de harcèlement moral et plus spécifiquement du sujet de comment prévenir le harcèlement moral en entreprise ?
Adrien, tu es psychologue du travail et des organisations depuis près de 20 ans, tu as fondé le cabinet « sens et cohérence », un cabinet de conseil qui concoure à la promotion de la qualité de vie au travail et à la prévention des risques psychosociaux.
Stress, épuisement, surcharge, difficultés professionnelles, burn-out sont des termes qui doivent te sembler très familiers aujourd’hui, et avant même de parler des enquêtes que tu réalises dans le cadre de ce cabinet, parce que ça ne va pas être l’objet premier de notre échange aujourd’hui, on va d’abord parler de tout ce qu’il se passe avant d’en arriver à l’enquête et on va notamment parler de prévention si ça te convient.
(Adrien) Bonjour Marylaure, merci de m’accueillir pour cet épisode, c’est exactement ça : c’est-à-dire que bien souvent, on nous sollicite pour traiter des situations qui sont délicates, c’est bien souvent du curatif, mais le curatif c’est l’opposé du préventif. La prévention, par nature et étymologiquement, c’est avant qu’on ait des situations qui soient dangereuses, et la meilleure des situations de harcèlement, c’est celle qu’on va éviter par de saines stratégies de prévention, et ce qui m’intéresse aujourd’hui c’est qu’on puisse évoquer ensemble, et pour nos auditeurs ce que sont les situations qui peuvent déraper et de quoi les situations de harcèlement sont-elles la conséquence.
(Marylaure) Oui, je me souviens qu’on avait échangé sur le sujet de ces fameuses enquêtes et que tu m’avais dit, effectivement, que la meilleure enquête c’était celle qu’on évitait parce qu’on n’a jamais véritablement de résultat satisfaisant quand on lance une enquête et qu’on tire des conclusions, finalement ce n’est pas satisfaisant pour tout le monde. Donc ma première question c’est celle-ci : en quoi est-ce que la survenue d’une enquête de harcèlement ça dit quelque chose sur la situation au sein d’une société ou d’une entreprise ? qu’est-ce que ça dit justement ?
(Adrien) en fait ce que je trouve intéressant, c’est, déjà ce que tu dis, c’est-à-dire qu’une enquête harcèlement, lorsque les clients me sollicitent sur le sujet, je leur dis toujours que c’est quelque chose qui est assez déceptif. C’est-à-dire que c’est intrinsèquement déceptif puisque la victime présumée se sent souvent injustement reconnue dans son statut de victime, dans l’intensité de la souffrance qui a été la sienne qu’il y ait harcèlement ou pas, parce que là encore, on est sur un continuum : ça n’est pas, « il y a harcèlement ou tout va bien », parfois il n’y a pas de harcèlement et pourtant la situation de la personne est quand même sacrément dégradée et sa santé mentale est dans une situation particulièrement périlleuse. L’auteur également présumé se sent parfois injustement reconnu comme étant auteur considérant que les mœurs ont changé, que la société n’est plus pareille… tout un tas d’excellentes mauvaises raisons pour se trouver injustement incriminée sur les sujets.
Une enquête harcèlement c’est toujours long, cher, très formel parce qu’il faut que nos rapports puissent être utilisés par la justice, et donc nécessairement c’est quelque chose qui est souvent déceptif. Ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas le faire, il y a d’impérieuses raisons d’en mettre en place aussi pour des questions de régulation du corps social, parce qu’en fait c’est de ça dont il s’agit : lorsque enquête harcèlement il y a, lorsque conflictualité encristée il y a, on parle de comportement vexatoire fréquent, sauf dans le cas du harcèlement sexuel, mais ça tu l’expliqueras mieux que moi j’imagine encore tout à l’heure, un seul comportement peut être qualifié de harcèlement sexuel, mais, on peut parler de conduite vexatoire fréquente, mais ça nous dit quoi avec des mots français quotidiens ? ça nous dit tout simplement que le harcèlement c’est dans la quasi-totalité des cas la conséquence d’une somme de dysfonctionnements dans la régulation managériale parce que dans les situations de travail, on est pas une grande famille… le lien qui nous lie, Marylaure, est contractuel, et dans ce contrat de travail il y a une subordination d’un collaborateur à son employeur, ça implique de la part de son employeur qu’il y ait une protection de ses salariés. Le manager est le relai de la parole de l’employeur, ce qui est important c’est qu’il puisse y avoir une régulation systématique des comportements qui sont des comportements délétères, toxiques, dysfonctionnels, en tout cas qui contreviennent à la bonne tenue du droit du travail.
Ça veut dire quoi très concrètement : ça veut dire que lorsque tu es dans une réunion et que quelqu’un fait une blague particulièrement douteuse, à chaque fois qu’il y a un comportement, une attitude, des mots, qui ne sont pas conformes à ce qu’on attend dans l’entreprise, ça doit faire l’objet d’un recadrage systématique et si possible instantané.
(Marylaure) alors justement, prévenir le harcèlement moral en entreprise, parce qu’on y vient, je vois que tu es en train de prendre ce chemin, ça nécessite une approche proactive, qui est structurée. Quels sont les méthodes que tu constate et que mettent en place les entreprises qui fonctionnent de façon apaisée ? est-ce qu’il y a un process, un roadmap à suivre pour fonctionner de manière apaisée ? tu as commencé à commencer à en dévoiler une : quand il y a un dérapage, immédiatement on recadre, on ne laisse pas place aux blagues douteuses… est-ce qu’il y a d’autres choses, d’autres Tips que tu relèves ?
(Adrien) on va se parler ensemble du harcèlement comme étant un trouble psychosocial, une conséquence de situations de travail qui sont délétères, c’est à la fois un risque et un trouble. On va réfléchir avec une stratégie de prévention primaire, secondaire, tertiaire, avant, pendant, après que ça brûle. Une vraie prévention primaire sur le harcèlement c’est effectivement, comment on va permettre d’avoir des organisations qui vont être les plus saines possibles. On va se parler de quelque chose d’extrêmement simple : en psychologie, il y a un modèle qui s’appelle le modèle kovitz qui nous dit : il y aura agressivité, (qu’est-ce que le harcèlement sinon un signal d’agressivité hétérocentré, c’est-à-dire centré sur l’autre), s’il y a eu frustration préalable. Toutes les organisations qui sont génératrices de frustration de leurs collaborateurs vont générer potentiellement de la conflictualité qui va être délétère.
Mais ça veut dire quoi la frustration ? la frustration c’est quand tu es privé de quelque chose qui t’est légitimement dû selon toi. Je prends des exemples très simples : je manque de temps pour faire un boulot de qualité, mon rôle n’est pas clair, je ne sais pas ce qu’on attend de moi et donc tous les jours je me plante un peu, mon périmètre d’initiative de responsabilité n’est pas assez haut. Je manque de reconnaissance quoi que je fasse, des efforts, mes résultats, mon implication, on ne me dit jamais « merci ». je manque de respect : on se conduit de façon impolie, on me parle mal, on fait des blagues qui sont sur mon origine ethnique, mon genre, ma condition sociale ou religieuse… a chaque fois qu’on me prive de ce qui m’est légitimement dû en tant que salarié, on va générer une frustration qui peut se retourner derrière ou qui peut générer la mise en place pratique de harcèlement.
La prévention primaire, c’est on bâtit des organisations qui sont saines, et lorsqu’on a des disfonctionnements, (les enquêtes harcèlement c’est à la fois du primaire et à la fois du tertiaire), mais systématiquement, lorsqu’on a des remontées, ça veut dire qu’on a un process de captation des alertes, et ça normalement dans les entreprises d’un certain seuil, c’est une obligation légale, donc on a une méthode de captation des alertes, une méthode de traitement des alertes qui nous permet effectivement, d’enquêter systématiquement, de sanctionner systématiquement, quelque soit le statut de la personne, parce que ce que j’entends encore trop souvent, Marylaure, en 2025, c’est : « bon ok, il a déconné un peu, mais c’est un super directeur commercial ».
(Marylaure) les chiffres sont pris en considération pour temporiser le comportement. De ce que tu dis, je comprends que la violence gratuite finalement n’existe pas, et il peut y avoir une forme d’escalade de la conflictualité qui est liée à tout un tas de frustrations vécues au quotidien et mal traitées : pas entendues, pas verbalisées.
(Adrien) : on pourrait faire deux heures juste avec ce que tu viens de dire là. Effectivement, la violence gratuite n’existe pas. Elle n’existe que dans les yeux de celui qui regarde, de l’observateur, mais jamais dans les yeux de celui qui la produit. Ça ne veut pas dire qu’elle est juste ou qu’elle est légitime, ça veut dire qu’on peut l’expliquer. J’ai dit « prévention primaire », on va derrière former les collaborateurs, les managers, à la fois à reconnaître, identifier, mais si on ne forme pas les managers à passer les messages difficiles avec respect et bienveillance, alors ils vont aller au carton, c’est-à-dire que des managers qui ne sont pas formés, ils ne vont pas faire preuve d’autorité mais d’autoritarisme, pour certains d’entre eux, ils ne vont pas être justes, ils vont être brutaux. Cette brutalité va ternir les relations et elle peut générer des situations de harcèlement.
Prévention tertiaire : c’est effectivement la prise en charge de celles et ceux qui sont affectés.
Tu parlais d’escalade de la conflictualité, est-ce que tu m’autorise Marylaure pour nos auditeurs à expliquer ce que sont les quatre stades de conflictualité, pour que l’on sache repérer où on en est ?
(Marylaure) Complètement.
(Adrien) je vais prendre un exemple très concret : imaginons que quelqu’un soit vendeur dans un magasin de chaussures et que le 1er jour des soldes, toute l’équipe est en train de se préparer avant l’ouverture du magasin. Ça va être le gros rush, et c’est la première fois que ça arrive, mais cette personne arrive une demi-heure en retard, et son responsable va lui dire « quand tu arrives en retard le 1er jour des soldes, ça me met dans une situation qui est compliquée ». c’est ce qu’on appelle un conflit de type 1 : la personne est de bonne foi et répond alors : « je te demande pardon, j’ai eu un problème avec mon fils, ça ne se reproduira plus, vraiment désolé ». Puis, on passe à autre chose. Cela est un conflit de type 1 : un comportement spécifique dans un contexte spécifique. Si le lendemain cette personne arrive de nouveau en retard, son manager va alors lui dire : « tu n’es pas fiable, tu me fais des promesses et tu ne les tiens pas, tu es vraiment un rigolo ». La personne a bien conscience qu’elle a commis une erreur et qu’elle l’a répété. Elle va formuler des excuses et la vie est ainsi faite, on va pouvoir passer à autre chose, mais chacun va en retenir quelque chose : le manager : l’impression qu’on l’a pris pour un imbécile, et le collaborateur à qui on a prêté des qualités intrinsèques qui sont un peu dépréciatives. C’est ce qu’on appel un conflit de type 2 : centré sur les caractéristiques intrinsèques de la personne, premier escalier.
Le 3e jour, la personne recommet une erreur, et à peine passée la porte du magasin, son manager va lui dire « c’est terminé, je ne peux pas bosser avec quelqu’un comme toi, deux fois de suite je te reprends, tu me fais des promesses que tu ne tiens pas, tu te fou de moi, c’est hors de question que l’on continue tous les deux ». là on voit qu’on est quand même dans autre chose, c’est-à-dire qu’on est dans une escalade de la conflictualité encore, dans ce qu’on appel un conflit de type 3 : un conflit centré dans la relation. Normalement, c’est un conflit qui devrait être géré par une tierce personne, qui vient arbitrer pour qu’on puisse faire une sorte de médiation, retrouver un peu de sérénité pour désescalader le conflit. Mais il y a pleins de situations dans lesquelles ça ne se fait pas, où on va continuer comme ça, chacun dans son coin, ne pouvant plus travailler ensemble, mais ce n’est pas grave.
Si on ne régule pas un conflit de type 3, il créer ce qu’on appelle un hyperconflit polarisé : on finit par avoir les pro-manager et les pro-collaborateur, ce qui va créer, ce qu’on appel en psychosociologie des « cliques », c’est-à-dire des sous-groupes hostiles les une envers les autres et quand on en est arrivé là, on va avoir des phénomènes qui sont des stratégies de harcèlement selon la matrice que nous appelons « la matrice de Léman », où on va commencer à isoler les gens : concrètement ça veut dire que lors des points d’équipe, tout le monde est invité sauf toi, quand on va faire un after-work pour fêter la fin des soldes et le chiffre, la seule personne qui ne reçoit pas d’invitation c’est toi. Ça fini par générer des situations de harcèlement par déficit de régulation préalable suffisante.
(Marylaure) dans l’exemple que tu as donné, à un moment il faut dépassionner la situation et passer le relai à quelqu’un comme une DRH qui va pouvoir aussi verbaliser de manière différente et qui est une tierce personne extérieure à la situation, c’était très intéressant.
Deuxième chose dans la situation que tu as décrite du retard régulier, est-ce que tu peux nous donner la manière selon toi d’opérer des recadrages sans harcèlement ? c’est-à-dire de passer des messages avec bienveillance ? est-ce qu’il y a des règles à respecter ? un formalisme ?
(Adrien) il y a des règles qui existent. Je vous donne un petit tip avant la règle. J’appelle cette méthode, la méthode « Philippe Etchebest »: il y a une fameuse émission où il doit aider les gérants de restaurants en perte de vitesse totale, qui perdent de l’argent, à les redynamiser. Il arrive, il se met en dehors du restaurant, il accueille les propriétaires devant le restaurant et leur dit : « j’ai bien compris que votre restaurant était en train de se casser la figure, je suis là pour vous aider à remonter la pente dans le prochain trimestre pour que vous soyez profitables ». ensuite il rentre dans l’établissement, énumérant un certain nombre de critiques. S’il était directement entré en faisant ces critiques acerbes sur le restaurant, il serait passé pour quelqu’un sans aucune éducation, et pourtant, ce n’est pas ce qu’il se passe, car il a manifesté en amont une intention bienveillante à moyen terme. Ce qui veut dire pour la situation évoquée comme exemple, que le manager peut dire à son collaborateur qui arrive en retard le 1er jour des soldes : « ce qui compte pour moi c’est qu’on continue ensemble le plus longtemps possible et dans les meilleures conditions ». Il énonce une intention bienveillante à moyen terme de sorte qu’il n’y a pas de doute sur les intentions qui sont les siennes, et il a été prouvait que cela rendait la personne beaucoup plus en capacité à écouter sans se sentir discriminée, sans avoir l’impression qu’on lui manque de respect. (Je reviendrais sur la différence entre le respect et l’estime au travail, paradigme qu’il faut qu’on différencie, si on veut manager correctement).
On énonce une intention bienveillante à moyen terme, et ensuite, on va fonctionner d’une méthode qui est assez simple et que j’appelle la méthode « D.E.S » :
- D : Décrire : « j’observe que tu es arrivé à 8h30 au lieu de 8h00 », ce qui est une observation factuelle.
- E : Emotion : on exprime son émotion : « ça ne va pas, ça m’agace terriblement lorsque ça se passe comme ça, je ne me sens pas respecté et l’équipe non plus.
- S : Solution : on exprime son besoin de solution : « j’ai besoin que ça change et que tu sois à l’heure, qu’est-ce que tu proposes ? ».
Il y a trois possibilités quand on reproche à quelqu’un une erreur :
- Soit la personne s’excuse et reconnaît son erreur, et affirme que ça ne se reproduira pas ce qu’on appelle de la bonne foi positive. Le manager remercie alors la personne pour ses excuses, et on peut passer à autre chose ;
- Bonne foi sans solution: la personne reconnaît son erreur et l’attribue à une certaine raison, ici par exemple, le retard est dû à un fils malade. La personne dépassée par la situation, indique néanmoins vouloir faire le maximum mais exprime son besoin d’être soutenu et d’avoir un aménagement. Un manager doit soutenir son équipe, il peut alors la remercier d’avoir reconnue que la situation était compliquée et d’être lucide à ce sujet, et propose d’aménager son agenda.
- Le déni de réalité: La personne peut ne pas reconnaître le problème, indiquer qu’elle n’est pas la seule à être en retard. Le conseil que je donne chaque fois dans ce cas : « l’employeur que je représente aujourd’hui a la nécessité impérieuse et l’obligation de traiter ce problème. Donc nous allons le traiter et trouver des solutions. Il y a alors deux options : soit nous trouvons les solutions ensembles, soit sans vous car vous ne reconnaissez pas le problème et vous ne voulez pas vous impliquer avec nous, je vous informe donc que les solutions qu’on trouve sans vous risquent de vous déplaire ». Certaines personnes perçoivent cela comme une menace, je réponds alors qu’elles peuvent le percevoir comme telle et que selon moi, il s’agit d’une information, ainsi, si la personne a envie de se montrer responsable et a envie de cheminer avec moi pour trouver une solution, elle sera aidée et accompagnée par moi. Mais si elle refuse de se montrer responsable, en tant que représentant de l’employeur, j’ai l’obligation de me montrer responsable, et cette information peut être prise comme une menace. Quand j’en arrive là, j’indique toujours à la personne que pour moi, ce type de conversation n’est pas très agréable, et parce que je n’ai pas envie que l’on s’emporte sur des sujets tout simplement car la situation est tendue, ce que je propose est un temps de réflexion après lequel j’irai revoir la personne pour savoir si elle a envie de cheminer avec moi. A chaque fois que j’ai fait ça, les gens étaient déjà revenus vers moi.
Ainsi, à chaque fois qu’on énonce une intention bienveillante à moyen terme, qu’on décrit factuellement, qu’on exprime son émotion, son besoin de changement, qu’on propose des solutions, et qu’on va conclure derrière en se mettant d’accord sur les choses qui vont être mises en place, ça va permettre au manager de différencier le respect et l’estime et de faire passer les messages qui régulent les dysfonctionnements conflictuels.
(Marylaure) donc selon toi, il faut formaliser le message, exprimer la déconvenue, le besoin, et peut-être laisser un temps de décompression, ne surtout pas entrer dans des discussions trop clivantes en proposant à l’autre un temps de réflexion avant de revenir sur le sujet d’opposition.
(Adrien) oui, et ce, pour une raison très hormonale : on a certaines hormones auxquelles on va réagir en ayant une vision déformée du monde. Quelqu’un de très stressé ou tendu va avoir une vision du monde beaucoup plus hostile que le monde n’est réellement, et va interpréter les messages qu’on lui passe, les signaux, comme étant de l’agression alors que ce n’est pas nécessairement le cas. C’est la raison pour laquelle ça ne sert à rien, lorsque quelqu’un est au maximum de son stress, d’essayer d’avoir une discussion constructive, il vaut mieux laisser un peu de temps passer et programmer un échange plus tard. Ce qui me permets de revenir sur quelque chose que je disais tout à l’heure et qui était peut-être un peu trop limité : je disais que ce qui était important c’est qu’on ait une régulation systématique et instantané. Mais ça n’est pas toujours possible : parfois, un manager peut être un peu sidéré, je prends un exemple tiré des situations de mes clients : tu anime une réunion et quelqu’un fait une blague sexiste. En tant que manager, cela va à l’encontre de tes valeurs, de ton éducation, de ton fonctionnement, tu es donc choqué par ce qui vient d’être dit. Le choc, la gêne, peut entraîner un petit rictus, un gloussement, et on ne va pas tout de suite recadrer. On a le droit de revenir un peu plus tard vers la personne et manifester de la surprise lorsque par exemple l’auteur des propos est une nouvelle recrue, tout en lui indiquant que ce n’était pas approprié, pour ne pas braquer la personne, mais on va quand même indiquer le message selon lequel les codes ici sont de respecter la loi, et donc ça n’est pas audible de fonctionner comme ça.
(Marylaure) il y a quelque chose dont on a parlé juste avant et sur laquelle j’aimerais revenir : tu as parlé tout à l’heure de signaux envoyés, reçus, et le sujet de savoir à quel point certains comportements peuvent être perçus comme une agression alors qu’ils ne le sont pas. Il est vrai qu’on a beaucoup d’idées reçues sur ce qu’est ou n’est pas le harcèlement, et des biais de perception qui sont un peu imprimés et que je voulais qu’on déconstruise ensemble sur le sujet du harcèlement.
Par exemple, on a cette perception selon laquelle le harcèlement vient nécessairement du chef, de la hiérarchie.
(Adrien) nous pouvons dire plein de choses là-dessus, premièrement, ça laisserait imaginer que le chef est omnipotent, omniscient, et propriétaire des moyens de production qui existent. Il existe, et on l’a d’ailleurs vu très récemment dans la jurisprudence, des harcèlements institutionnels, c’est-à-dire qu’on va avoir au-delà même du chef, des pratiques au sens de l’organisation globale du travail qui sont en soi génératrices de toxicité. Donc ça peut s’incarner sur un chef, mais celui-ci présente ce qu’on va appeler en psychologie un état agentique, qui vient des grandes expériences sur la banalisation du mal et du fait qu’à un moment on va devenir un agent exécutif d’une autorité supérieure qui va déléguer son autonomie à son employeur. Globalement, « j’ai obéi à ce qu’on m’a dit et le système a fait en sorte de broyer les gens dont on voulait se débarrasser, sans payer d’indemnités ». donc on peut déjà avoir des situations de harcèlement institutionnel qui ne sont pas nécessairement le fait du « petit chef ».
(Marylaure) ça a été reconnu pour la première fois dans l’affaire France télécom.
Ce n’est pas seulement le harcèlement hiérarchique entre un supérieur et un subordonné, ça peut être le fait d’un employeur, d’un supérieur hiérarchique, mais aussi d’un collègue, d’un subordonné, d’un usager d’entreprise, d’un client, d’un patient, le harcèlement peut venir de quelqu’un d’externe à l’entreprise, ou d’une collectivité ou institutionnalité.
(Adrien) ce que tu dis est corroboré par une grande enquête, l’enquête Sumer qui montre que dans l’Europe des 27, le premier motif de risque psychosocial au travail est la confrontation à des publics incivils, agressifs ou agressants, et donc nécessairement ce sont des pratiques qui sont hostiles. Le harcèlement n’est absolument pas systématiquement un chef envers ses subordonnés. Faisant à peu près 80 enquêtes harcèlement par an, j’ai vu des harcèlements horizontaux, dans la même équipe pour des raisons qui parfois défient l’entendement de banalités : sur le fait que quelqu’un ait eu une prime et pas quelqu’un d’autre. Dans les environnements dans lesquels il y a très peu eu de mobilité géographique ou de turn over, on retrouve toutes les histoires périphériques, comme des histoires d’amour. Donc on trouve des situations où c’est le collaborateur envers un autre collaborateur. J’ai aussi vu des situations où la direction harcèle des syndicats ou des syndicats harcèlent un directeur d’établissement, donc aujourd’hui le fait de dire que c’est le détenteur du pouvoir formel qui abuse de son pouvoir envers des victimes qui seraient ses subordonnés, c’est une façon simpliste de voir les choses. Ce qui m’importe c’est que la personne, quel que soit son rôle social, en situation de travail, n’ait pas à subir des comportements qui soient délétères. Que l’on soit chef d’entreprise, opérateur, syndicaliste, DRH ou médecin, on est un être humain, et tout être humain en situation de travail ne doit pas faire l’objet de pratiques hostiles. C’est la raison pour laquelle il est important qu’on dépasse le stéréotype que tu viens d’évoquer, sinon, c’est négliger le fait que tout DRH qu’on soit, tout syndicaliste qu’on soit, il y a un être humain derrière le rôle social qui est un prescrit organisationnel.
(Marylaure) d’ailleurs, quand on revient à la définition même du code du travail, selon laquelle il s’agit d’agissements répétés qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptibles de porter atteinte au droit du salarié, à sa dignité, d’altérer sa santé physique et mentale, de compromettre son avenir professionnel, à aucun moment il n’est indiqué que le harcèlement doit venir de tel ou tel interlocuteur. C’est bien la preuve qu’on peut effectivement considérer qu’on est harcelé lorsqu’on est victime d’agissements tels que décrits qui viendrait d’un collègue ou même d’un subordonné.
(Adrien) j’ai vu dans des équipes et c’est aussi quelque chose que tu m’as appris et je t’en remercie parce que c’était quelque chose que je ne connaissais pas il y a encore quelques années : que le caractère répété pouvait être une fois par plusieurs personnes dans une même unité de temps. Je me souviens d’une femme qui avait été promue manager de son équipe qu’on avait appelé « l’équipe tampax » : chacun fait sa petite « blague », chacun va y aller de son bon mot ou de son mauvais mot en l’occurrence, il y a répétition dans une même unité de temps et ça fini par qualifier des situations de harcèlement.
(Marylaure) sur je sujet de la durée d’ailleurs, c’est encore une idée qu’il faut déconstruire : la situation doit nécessairement durer longtemps pour qu’on puisse parler de harcèlement : c’est quelque chose qui est souvent véhiculé. Il faut savoir qu’un acte isolé, ponctuel, ne peut pas constituer du harcèlement, une décision de rétrogradation par exemple, mais pour autant, il n’est pas nécessaire que la situation dure des semaines ou des mois. On n’est pas obligé d’attendre des mois pour dénoncer une situation de harcèlement, même si on ne peut pas se contenter d’un acte isolé pour qualifier la situation de harcèlement moral.
(Adrien) la suggestion de la promotion « canapé » : si tu veux devenir manager, il va falloir que tu passe la nuit avec moi : c’est une seule itération, il n’y a pas eu fréquence du sujet, pour autant, ça suffit à qualifier la situation de harcèlement sexuel.
Si votre manager n’est conciliant, agréable, chaleureux avec vous que lorsque vous acceptez de dire oui à ses demandes même si ses demandes sont strictement professionnelles, ça n’est plus une question de respect, c’est une forme d’instrumentalisation : on ne peut pas être chaleureux avec vous uniquement quand vous dites oui. Sinon, ça veut dire que vous n’êtes plus une fin en soi, vous êtes un moyen au service de la perpétuation du désir de votre manager. Il y a cette fameuse phrase de Michel de Montaigne qui dit « tu n’es aimé que si tu es vu comme une fin autant qu’un moyen ». bien sûr, nous sommes des moyens les uns pour les autres : des moyens de gagner de l’argent, de grandir, de se développer, mais on doit être vu comme une finalité. Ça veut dire que le consentement c’est de savoir entendre le non de temps à autre. Lorsque vous dites non à votre supérieur et qu’il vous fait la gueule derrière, ou si la personne avec laquelle vous vivez à la maison, dès que vous vous refusez à elle se comporte de façon dégradante, ce n’est plus une histoire d’amour mais une histoire d’emprise, et on est sur un autre registre. C’est la raison pour laquelle ça va être particulièrement important, notamment en situation de travail, de s’assurer du consentement éclairé des personnes qui viennent nous demander des choses ou s’assurer qu’on répond correctement, pour que ces histoires de travail ne deviennent pas des histoires de harcèlement, où on respecte le consentement éclairé d’autrui, quant à l’acceptation de tout ça. Ça veut dire aussi qu’on continue de se montrer respectueux même quand les gens nous disent non. J’en arrive à mon point de différencier le respect et l’estime.
Le respect c’est ce qu’on se doit compte tenu de notre humanité respective, quels que soient nos comportements. Imaginons Marylaure, qu’en sortant tout à l’heure dans la rue, je te vois partir en courant et voler la sucette d’un enfant. Je ne te trouverais pas formidable dans ce comportement-là, je sais que ça ne te ressemble pas pour nos auditeurs, j’irai te faire savoir que je trouve que ton comportement est vraiment indélicat, inélégant, je ne te ferai pas de clé de bras, je ne t’insulterai pas, quelle légitimité aurais-je à qualifier ton comportement d’inestimable si moi j’avais le même ? ça n’aurait aucun sens…
Le respect c’est ce qu’on se doit compte tenu de notre humanité et ce qu’on doit à tout le monde.
L’estime c’est un jugement de valeur qu’on porte sur des comportements, c’est la raison pour laquelle si on veut éviter de promouvoir des situations de harcèlement, on ne dit pas à la personne « tu es comme ci, tu es comme ça », mais « quand tu te conduis comme ça, alors ».
(Marylaure) est-ce qu’il y a d’autres clichés que tu as envie de déconstruire ?
(Adrien) oui, et un gros : les pervers narcissiques. Ce sont les cases dans lesquelles on met tout. Or, ça n’a aucune définition psychiatrique reconnue, ça n’existe pas dans les manuels. Il y a des nomenclatures internationales, et le pervers narcissique n’existe pas, c’est une création, c’est bien pratique parce que c’est un fourre-tout, le problème est que lorsqu’on peut tout mettre dans une case, alors elle ne définit rien, le propre d’une définition étant de mettre des bornes à un concept. C’est aussi commettre une erreur fondamentale d’attribution en psychologie : c’est attribuer des caractéristiques purement intrinsèques d’une personne à ce qu’il se passe. Mais c’est balayer d’un revers de main ce qui est organisationnel, ou relatif aux conditions de travail : si c’est un « pervers narcissique », on a répondu à la question, et on passe à autre chose… là où c’est dangereux pour un employeur de réfléchir comme ça, c’est que ça ne lui permet pas d’exercer pleinement sa capacité à mettre en place un droit du travail protecteur car si on dit que c’est la faute, la culpabilité d’un individu compte-tenu de ses caractéristiques psychologiques intrinsèques, on ne questionne pas les moyens, les ressources, la clarté des rôles, l’intensité du travail. Ça prive l’employeur de sa faculté à agir sur les conditions de travail et donc c’est une façon de faire du « name and shame » sans questionner les conditions d’expression ou de travail au sens large.
(Marylaure) Merci pour cet éclairage. J’aimerais bien qu’on clôture cet épisode en reprenant ce par quoi on a commencé : si on devait dégager des process pour agir de façon vertueuse avec des méthodes de fonctionnement apaisées, voici les clés qu’on mettrait en place.
Ainsi, j’ai compris tout à l’heure qu’il fallait :
- Réagir rapidement, efficacement, c’est-à-dire ne pas laisser déraper certains comportements. Alors, pas forcément de façon immédiate car tu nous as expliqué qu’on peut avoir une forme de gêne en cas de discussion publique sur un sujet clivant, mais ça n’empêche pas d’y revenir après et peut-être justement, en one to one, d’expliquer à la personne qui a formulé une remarque désagréable, pourquoi la remarque n’était pas pertinente.
- Etablir une politique claire qui repose possiblement aussi sur des actes juridique, par exemple une charte éthique, un règlement intérieur qui définit clairement ce qu’est le harcèlement moral, les sanctions… ou encore, une charte de la courtoisie, bref, des documents juridiques qui posent aussi des normes, et communiquer ces règles au personnel.
- Sensibiliser, former les managers, réaliser de la prévention sur le harcèlement, sensibiliser aux comportements toxiques…
(Adrien) Oui, il faut :
- Des process clairs ;
- La systématisation des enquêtes ;
- La nécessité d’avoir des documents qui ont une valeur juridique claire ;
- La formation des managers, pas que sur le harcèlement, aussi sur comment passer un message délicat avec bienveillance, comment mettre en place des pratiques de reconnaissance, car plus les personnes sont frustrées, plus elles seront agressives, plus on va arriver dans des situations de harcèlement.
Comment on fait en sorte de former les managers ? certes, sur comment passer un message délicat avec bienveillance, mais aussi quelles pratiques peut-on avoir pour éviter qu’on dégénère sur de la frustration et de l’amertume, et comment travaillons-nous avec le comité de direction pour que ces pratiques soient incarnées au plus haut niveau de l’organisation ? parce-que j’ai trop souvent vu malheureusement l’idée de se dire que c’est très important de former tout le monde sur les pratiques de harcèlement, en revanche, une personne très haut placée, ayant du pouvoir ou un track record génial ayant eu de supers succès, aurait alors plus de permissivité.
La solidité d’une chaîne se mesure à la faiblesse de son plus petit maillon, faisons donc en sorte que le comité de direction soit le plus fort des maillons.
(Marylaure) Merci Adrien pour cette intervention sur la prévention du harcèlement. Est-ce qu’il y aurait des choses dont on n’aurait pas parlé et qui te sembleraient importantes ?
(Adrien) Une dernière chose pour la route, c’est l’idée selon laquelle ce qui va être important en tant que manager, c’est de créer, Marylaure, ce qu’on appel un climat de sécurité psychologique : c’est quand tu peux dire ta vulnérabilité, tes difficultés, sans qu’on te fasse culpabiliser, sans que ton chef affirme sa supériorité. Ça veut dire qu’il y a une fréquence de la régulation beaucoup plus importante qu’une intensité de la régulation. Ce n’est pas une fois par an pendant l’entretien annuel qu’on se dit ça, c’est toutes les semaines, en équipe, et en individuel tous les quinze jours qu’on se dit comment ça se passe entre nous, s’il y a des points sur lesquels on veut revenir… et on a le droit de prendre les personnes aussi en individuel parce que, quand on se sent harcelé, il y a des choses qu’on n’osera pas dire publiquement, en disant est-ce qu’il y a des choses qui te choquent ? est-ce que tu te sens suffisamment bien intégrée à l’équipe ? est-ce qu’il y a des éléments sur lesquels tu veux qu’on revienne… pour que collaborateur ait la possibilité fréquemment de témoigner aussi de sa satisfaction ou de sa détresse à son manager, pour que ce soit pris en considération. Si on amène une fréquence de la régulation des comportements dysfonctionnels, alors on va pouvoir prendre les conflits au moment où ils ne sont qu’au stade 1 et éviter qu’ils ne dérapent en hyperconflits polarisés qui vont finir par générer des enquêtes qu’il sera beaucoup plus difficile de gérer.
(Marylaure) Merci pour cet éclairage précieux et pour ton intervention aujourd’hui. Comment te trouver si on veut faire appel à toi ? je sais que tu es très actif sur linkedin, donc on peut peut-être te suivre sur linkedin si on s’intéresse à tes publications, ton parcours, ton œuvre, car tu as écrit quelques livres sur le sujet.
(Adrien) pour le site internet : sensetcoherence.com ou sur linkedin, Adrien Chignard, c’est les deux manières préférentielles pour me joindre, et je réponds personnellement, donc n’hésitez pas, avec grand plaisir.
(Marylaure) Ok super, merci de ta disponibilité Adrien.
(Adrien) Merci Marylaure.
(les deux) Bonne journée.