Pour ce dixième épisode de « Droit à l’Esport », j’ai souhaité modifier le format habituel du podcast afin de pouvoir analyser avec vous le jugement du Tribunal judiciaire de Paris en date du 27 mars 2024.
Au cours de cet épisode synthétique, je commencerai par examiner les faits de cette affaire qui ont amené les juges à reconnaitre l’existence d’une activité salariée pour un joueur ayant conclu un contrat de prestation de services avec un club esportif.
A la suite de cela, j’analyserai les motivations du jugement ayant implicitement reconnu la possibilité de requalifier les contrats de prestation de services des esportifs en contrat de travail, un phénomène déjà observé dans d’autres secteurs comme la livraison de repas ou la téléréalité
Dès lors, j’apprécierai les conséquences d’une telle requalification pour les acteurs de l’esport, en particulier pour les clubs qui risquent de faire face à des problématiques juridiques vis-à-vis de leurs joueurs et de l’URSSAF.
Pour conclure, j’aborderai les différentes stratégies que les clubs peuvent adopter pour se prémunir contre les conséquences d’un tel jugement. Ces différentes options qui s’offrent aux clubs semblent mettre, une nouvelle fois, en lumière la nécessité de réformer le CDD Esportif afin de renforcer la sécurité juridique au sein de l’écosystème et, assurément, favoriser la professionnalisation du secteur.
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Retranscription de l’épisode :
Julien LOMBARD : Bonjour à toutes et bonjour à tous ! Aujourd’hui, vous avez droit à l’esport. Je suis Julien Lombard, avocat associé au sein du cabinet Victoire Avocats et dans le cadre de ce dixième épisode de droit à l’esport, j’ai souhaité modifier le format habituel du podcast afin de pouvoir analyser avec vous une actualité juridique qui risque d’avoir des conséquences majeures pour l’écosystème esportif. En effet, le 27 mars 2024, un jugement du Tribunal judiciaire de Paris a considéré qu’un esportif, pourtant engagé sous un contrat de prestation de service, exerçait en fait une activité salariée. Ce jugement a pour référence le numéro RG 22/02668 et vous pouvez le trouver notamment sur le site de Légifrance. Je souhaite donc revenir aujourd’hui sur cette décision afin que nous puissions apprécier ensemble son contenu et surtout sa portée. Je vous propose d’abord qu’on analyse les motivations des juges ayant implicitement prononcé la requalification du contrat de prestation de service en contrat de travail et deuxièmement, on étudiera les conséquences d’une telle requalification. Commençons tout d’abord par étudier le contenu de la décision. On comprend de cette affaire qu’un joueur français avait conclu un contrat de prestation de services avec le club américain Team EnvyUs pour participer à des compétitions sur Counter-Strike de 2016 à 2017. Afin de percevoir des cotisations sociales sur les sommes qui avaient été versées au joueur au titre de ce contrat, l’URSSAF avait engagé une procédure de contrainte à l’égard du joueur le 29 septembre 2022 et le montant de cette contrainte était de 34 471 €, dont 32 706 € de cotisations et 1 765 € de majorations de retard.
Julien LOMBARD : Le 17 octobre 2022, le joueur a saisi le Tribunal judiciaire de Paris pour former opposition à cette procédure de recouvrement, puisque le joueur considérait en fait ne pas être tenu du paiement de ces cotisations sociales. Il y a eu un premier envoi, mais ensuite l’affaire a été appelée à l’audience le 7 février 2024 pour plaidoirie. Lors de cette audience, l’URSSAF a justifié avoir initié cette procédure de recouvrement en expliquant que le joueur agissait comme un travailleur indépendant puisqu’il avait conclu un contrat de prestation de service qui d’ailleurs était intitulé « contrat de travailleur indépendant« . Donc pour l’URSSAF, en tant que travailleur indépendant établi en France, le joueur était tenu de verser des cotisations sociales au titre des bénéfices non commerciaux sur les revenus qu’il avait perçus conformément à l’article L.131-16 du Code de la sécurité sociale. Le joueur, quant à lui, lors de cette audience, a prétendu qu’il exerçait une activité salariée, et ce, même si le contrat qui avait été conclu avec le club était un contrat de prestation de services.
Julien LOMBARD : Pour le joueur, dans notre cas, c’est son ancien club qui devait être tenu de verser les cotisations sociales pour son compte à lui. Donc, la question qui était posée au juge, dans cette affaire, était la suivante : un joueur esportif ayant conclu un contrat de prestation de service peut-il être considéré comme exerçant une activité salariée ? Alors, vous le savez sans doute, mais par principe, le statut de salarié, à la différence de celui de travailleur indépendant, repose sur l’existence d’un lien de subordination juridique. Ce lien de subordination juridique est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné. C’est dans l’arrêt Société Générale du 13 novembre 1996 qu’on a pu voir justement la caractérisation de ce lien de subordination juridique.
Julien LOMBARD : En effet, l’article L.8221-6-1 du Code du travail dispose qu' »est présumé travailleur indépendant, celui dont les conditions de travail sont définies exclusivement par lui-même ou par le contrat, les définissant avec son donneur d’ordre ». Voilà donc cet article. Donc, afin de déterminer si le joueur exerçait ou non une activité de salarié, les juges étaient tenus d’apprécier si le joueur disposait ou non d’un lien de subordination à l’égard du club. Pour ce faire, ils ont examiné le contenu du fameux « contrat de travailleur indépendant » et c’est à la lecture de ce contrat que les juges vont caractériser l’existence d’un lien de subordination du joueur envers le club, concluant que c’était bien le joueur qui exerçait en réalité une activité salariée. Alors vous allez me dire maintenant qu’est-ce qu’il y avait dans le contrat ? Eh bien, les juges, ils ont appliqué la méthode dite du faisceau d’indices en s’appuyant sur les éléments du contrat suivant. Premièrement, l’obligation pour le joueur de participer à des compétitions sélectionnées par le club en portant la tenue de l’équipe. Deuxièmement, l’engagement du joueur à réaliser 15 h hebdomadaires d’entraînement en ligne avec l’équipe ainsi qu’un minimum de 20 h de streaming par mois. Troisièmement, l’engagement du joueur à participer à un nombre « raisonnable », c’est le terme du contrat, « raisonnable » d’activité marketing. Quatrièmement, l’engagement du joueur à promouvoir l’équipe et la société et à ne pas exercer une activité concurrente à celle de la société et donc de l’équipe.
Julien LOMBARD : Cinquièmement, l’engagement du joueur à s’identifier sur les réseaux sociaux lorsqu’il participe à une activité promotionnelle si la société le demande. Sixièmement, une rémunération régulière du joueur en l’espèce, c’était une rémunération mensuelle entre 4000 et 5 000 € en contrepartie de ses engagements. Septièmement, l’engagement du club à fournir un hébergement partagé avec les autres membres de l’équipe du joueur. Huitièmement, l’engagement du club à organiser les voyages, les hébergements du joueur pour les compétitions se déroulent à plus de 75 000 de la résidence de l’équipe. Neuvièmement l’engagement du club à fournir l’équipement de jeu nécessaire au joueur et enfin le point numéro dix la possibilité pour le club de résilier le contrat si le joueur ne remplit pas ses obligations ou si le joueur est incapable de fournir les services prévus pendant au moins 30 jours consécutifs. Et là, vous voyez que cette liste à la Prévert a été bien analysée par le Tribunal judiciaire qui donc a fait droit à la demande du joueur. Il ne faut pas oublier que c’était le joueur qui prétendait être salarié et donc le tribunal judiciaire a fait droit à la demande du joueur en considérant que la créance de l’URSSAF ne pouvait pas être justifiée puisqu’en fait elle était fondée sur la qualité de travailleur indépendant du joueur et non pas sur la qualité de salarié du joueur. Dans cette affaire, le joueur ayant été considéré comme exerçant une activité salariée et non une activité de travailleur indépendant, c’est donc au club qui était tenu de verser les cotisations sociales pour le compte du joueur et non le joueur lui même.
Julien LOMBARD : Donc vous voyez que cette décision risque d’avoir des impacts majeurs parce qu’il faudra maintenant analyser véritablement les contrats entre les clubs et les joueurs pour s’assurer qu’on ne rentre pas dans le cadre du lien de subordination, étant précisé que cette fois, les juges et les tiers vont pouvoir s’appuyer sur cette décision, sur cette jurisprudence, notamment si elle est confirmée par la suite, pour pouvoir justifier de leurs prétentions. Et c’est exactement ce que nous allons voir maintenant avec les conséquences de cette requalification.
Julien LOMBARD : Dans l’hypothèse où cette décision venait à être définitive, c’est à dire qu’il n’y aurait pas eu d’appel ou si la Cour d’appel devait se prononcer, elle confirme la décision de ce Tribunal judiciaire. Et bien elle aurait sans doute un impact majeur sur l’écosystème esportif. En effet, rappelez-vous que dans un arrêt du 18 janvier 2012, donc un arrêt de la Cour de cassation, il avait été rappelé que la requalification du contrat de prestation de service en contrat de travail est une sanction que le juge appliquera s’il constate que la dénomination donnée au contrat par les parties est faussée.
Julien LOMBARD : Pour apprécier cela, le juge doit examiner les conditions réelles d’exercice de l’activité. Vous avez d’ailleurs sûrement déjà entendu parler des requalifications de contrat de prestation de services en matière de services de livraison de plats cuisinés à domicile, comme le cas de Deliveroo ou encore le cas de transport avec la société Uber, ou même d’ailleurs le cas de téléréalité avec l’Île de la Tentation où, en vérité, les participants ne sont pas des simples participants mais plutôt des salariés de la boîte de production qui s’occupe d’organiser ce genre d’événement. Donc, dans notre cas, les juges ont également appliqué ce principe puisque malgré la conclusion d’un contrat de prestation de services par les parties, les juges ont examiné les obligations prévues au sein de ce contrat pour caractériser l’existence d’un lien de subordination, synonyme d’activité salariée. D’ailleurs, il semblerait que dans cette affaire, les juges ont en fait implicitement admis la possibilité de requalifier les contrats de cession de service des esportifs en contrats de travail, puisqu’ils ont, pour la première fois, me semble-t-il, reconnu, l’existence d’un lien de subordination dans les contrats de prestation de service des esportifs. En pratique, la possibilité de requalifier les contrats de prestation de services vient nécessairement renforcer l’insécurité juridique au sein de l’écosystème, notamment pour les clubs, à la fois vis-à-vis de leurs joueurs mais également vis à vis de l’URSSAF.
Julien LOMBARD : Et c’est les deux points de sous parties que l’on va analyser maintenant. Concernant les conséquences pour les clubs, vis-à-vis de leurs joueurs désormais, ce jugement pourrait en fait favoriser la requalification des contrats conclus entre ces deux parties, ce qui risque en fait d’engendrer des problématiques importantes, notamment en matière de rupture du contrat de prestation de services. En effet, si le contrat de prestation de services conclu entre un club et un joueur venait à être rompu à l’avenir, le joueur pourrait peut-être être tenté d’assigner son club en justice afin qu’un tel contrat soit requalifié en contrat de travail. Or, une requalification du contrat de prestation de service en contrat de travail pourrait engendrer d’importantes conséquences pour les clubs puisque, et c’est les trois points sur lesquels j’aimerais attirer votre attention, premièrement, les joueurs requalifiés en salariés pourraient réclamer toute somme correspondant à un poste salarié équivalent depuis le début de la relation, tel que donc les rappels de salaire, les heures supplémentaires, les primes éventuelles ou encore les indemnités compensatrices de préavis et de licenciement sans cause réelle et sérieuse. Et alors, bien évidemment, il conviendra de s’assurer que ces demandes respectent les règles applicables en matière de prescription. N’oubliez pas que l’article L.3245-1 du code du travail dispose que l’action en rappel de salaire se prescrit par trois ans à compter du jour où celui qui l’exerce a commis ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer.
Julien LOMBARD : Ça, c’est le premier point. Le deuxième, les clubs pourraient aussi faire l’objet de sanctions pour travail dissimulé. Ils pourraient alors être obligés de verser une indemnité pouvant atteindre six mois de salaire s’ils ont sciemment éludé leurs obligations légales. Et ça, c’est l’article L.8223-1 du Code du travail. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que le travail dissimulé est également constitutif d’un délit pénal en vertu de l’article L.8211-1 du code du travail. Ça, c’est plus rare, mais ça peut arriver et donc il faut quand même l’avoir en tête. Enfin, les clubs pourraient faire l’objet de redressements de cotisations sociales avec majorations de retard. Et ça, ça pourrait notamment s’appliquer aux sommes que les clubs avaient versées à leurs joueurs en tant que rémunération prévue par leur contrat de prestation de service et pour lesquelles, en fait, les clubs n’ont pas versé de cotisations sociales patronales. Et donc là, il s’agit de tous les éléments du club vis-à-vis de son joueur. Mais quelles sont les conséquences pour les clubs vis à vis de l’URSSAF ? Sur ce point-là, il semblerait que si la procédure intentée par l’URSSAF a été annulée dans cette affaire, ça veut dire que l’URSSAF a été déboutée, la portée d’un tel jugement puisse en réalité être favorable à cet organisme de recouvrement.
Julien LOMBARD : En effet, en matière salariale, l’employeur, donc en l’espèce le club est tenu d’affilier son salarié au régime de sécurité sociale correspondant et de verser les cotisations sociales pour le compte du salarié, mais en présence d’un autoentrepreneur ou d’une personne indépendante, c’est le travailleur indépendant, justement, le joueur qui est tenu de s’affilier et de régler les cotisations sociales pour son propre compte. Par conséquent, si un contrat de prestation de services entre un club et un joueur comporte un lien de subordination, l’URSSAF pourrait à l’avenir envisager de procéder au redressement du club concerné pour non-paiement des cotisations sociales dues sur les rémunérations versées aux joueurs. Et il est donc probable que l’URSSAF intensifie prochainement ses contrôles fiscaux à l’égard des clubs esportifs. Compte tenu de l’ensemble de ces éléments, il semblerait que la portée d’un tel jugement puisse engendrer des conséquences dommageables pour les clubs. Et ce d’autant plus qu’à l’heure actuelle, la grande majorité des clubs esportifs ont recours aux contrats de prestations de services pour engager leurs joueurs. Quoi qu’il en soit, en prononçant une telle décision, les juges semblent avoir strictement appliqué la législation en matière de droit de la sécurité sociale et surtout du droit du travail, et ce, sans tenir compte des spécificités de l’écosystème esportif. Donc comment les clubs peuvent justement limiter le risque de requalification et donc se protéger à la fois financièrement et aussi éventuellement pénalement ? Les clubs pourraient en fait opter pour deux solutions alternatives.
Julien LOMBARD : La première, c’est qu’ils pourraient continuer d’engager des joueurs sous le régime du contrat de prestation de service, mais en améliorant la rédaction de ces contrats. Pour ce faire, les clubs devront s’entourer de professionnels en la matière, si ce n’est pas déjà le cas. Mais surtout, il conviendra de ne pas imposer trop d’obligations et de contraintes aux joueurs dans les contrats de prestations de services afin d’éviter tout risque de requalification. Les professionnels, qui entourent déjà les clubs ou les clubs eux-mêmes, s’ils ont internalisé leur service juridique, pourront s’appuyer sur cette fameuse décision afin de s’assurer que les contrats déjà conclus aujourd’hui ne sont pas dans la même tendance que le contrat qui a été requalifié en contrat de travail. Il s’agira de regarder si ce faisceau d’indices qui a été utilisé par les juges pourrait emmener à ce que d’autres juges ou l’URSSAF puissent également interpréter le contrat existant comme un contrat de travail. Une autre solution consisterait pour les clubs à recourir davantage aux contrats à durée déterminée esportif afin de se prémunir contre les risques juridiques provoqués par le recours aux contrats de prestation de service. Mais néanmoins, et on en a déjà parlé à de nombreuses reprises, que ce soit dans le cadre de ce podcast, mais également par le biais de newsletters ou d’informations juridiques qu’on avait pu transmettre avec Victoire Avocats, il semblerait qu’une recrudescence du recours aux CDD Esportif par les clubs ne puisse être véritablement d’actualité tant qu’il n’y aura pas eu de réforme de celui-ci, puisque le CDD Esportif n’est pour l’heure pas adapté aux spécificités de l’écosystème, comme nous l’avons encore une fois d’ailleurs évoqué dans le podcast, plus précisément avec Hugo Hertling.
Julien LOMBARD : Pour conclure sur cette décision, elle pourrait être perçue avec un certain optimisme, en ce qu’elle appelle à renforcer la sécurité juridique dans l’esport en ayant recours à des contrats de travail sécurisés et sécurisants. Il est indéniable que la sécurité juridique est une notion cruciale et dans le domaine de l’esport, elle aura sans doute un impact majeur sur la professionnalisation de cet écosystème. Pour ma part, je m’inscris avec cet esprit d’optimisme parce qu’il me semble indispensable qu’il y ait une plus grande sécurité juridique dans le cadre de l’esport, et notamment des contrats esportifs. Et comme toujours, notamment avec l’association France Esports, il est essentiel de faire avancer la structuration juridique de notre écosystème et ainsi permettre à une évolution législative, par exemple, puisse intervenir pour les contrats, les CDD Esportif. Il est désormais temps de nous quitter puisque nous sommes arrivés à la fin de cette analyse. J’espère que ce format particulier, qui a l’avantage d’être assez court en temps, vous aura intéressé comme vous en avez l’habitude. Droit à l’Esport revient dès le mois prochain avec un nouvel invité. N’hésitez pas, dans l’intervalle de nous faire part de vos commentaires à liker sur les différentes plateformes qui vous proposent ce podcast. Portez-vous bien !