Episode 12 – Droit à l’esport – Retour sur l’arrêt de la Cour d’appel de Rouen du 13 juin 2024

Pour célébrer le premier anniversaire du podcast « Droit à l’Esport », j’ai souhaité revenir sur le format que j’avais instauré lors du dixième épisode du podcast, où j’avais analysé le jugement du Tribunal judiciaire de Paris en date du 27 mars 2024.

Au cours de cet épisode d’une dizaine de minutes, je reviendrai sur l’arrêt de la Cour d’appel de Rouen du 13 juin 2024 dans lequel les juges ont rappelé que :

    • Les clubs pouvaient valablement employer des esportifs avec un contrat à durée déterminée (CDD) sans être soumis à l’article 102 de la loi du 7 octobre 2016, à condition que ce contrat soit justifié par un motif de recours de droit commun ;
    • Seul le joueur pouvait se prévaloir du défaut d’agrément de son club pour demander la requalification de son CDD Esportif en CDI.

À ce titre, j’étudierai tout d’abord la première partie du jugement, où les juges ont conclu que la présence d’une clause de libre répartition des gains de tournois dans le contrat de travail du joueur ne suffisait pas à prouver qu’il exerçait une activité de travailleur indépendant.

A la suite de cela, j’examinerai la seconde partie du jugement, où les juges ont considéré que le club qui employait un esportif avec un CDD pour accroissement temporaire d’activité n’était pas tenu d’obtenir l’agrément « esport » du ministère chargé du numérique, cette obligation étant réservée aux seuls CDD Esportifs.

Pour conclure, j’analyserai les apports de cet arrêt pour l’écosystème esportif en insistant sur la nécessité de justifier le motif de recours aux CDD de droit commun, au risque de voir ces contrats être requalifiés en CDI.

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Retranscription de l’épisode :

Julien LOMBARD : Bonjour à toutes et bonjour à tous. Aujourd’hui, vous avez le droit à l’esport ! Je suis Julien LOMBARD, avocat associé au sein du cabinet Victoire Avocats. Pour ce nouvel épisode de « Droit à l’Esport », j’ai souhaité revenir sur le format que j’avais instauré lors du dixième épisode du podcast, où j’avais analysé le jugement du Tribunal judiciaire de Paris en date du 27 mars 2024. En effet aujourd’hui, je vous propose d’étudier l’arrêt de la Cour d’appel de Rouen (ayant pour numéro RG le 22/03196) qui a constaté qu’un joueur esportif pouvait être embauché en contrat de travail à durée déterminée pour accroissement temporaire, même si son club ne disposait pas de l’agrément « esport », tout en rappelant que ce défaut d’agrément n’était pas opposable au joueur. Avant tout chose, revenons ensemble sur les faits de cette affaire.

Julien LOMBARD : Nous comprenons que Skite, un célèbre joueur professionnel de Fortnite, avait conclu un CDD pour accroissement temporaire d’activité d’une durée d’un an arrivant à échéance le 17 septembre 2021 avec le club esportif TrainHard. Malheureusement, TrainHard a cessé de lui verser son salaire à partir d’avril 2021 et, par jugement du 19 août 2021, le club a été placé en liquidation judiciaire. A ce titre, le liquidateur judiciaire a procédé à la rupture anticipée du CDD de Skite le 1er septembre 2021. Or, si vous ne le savez pas, les articles L1243-1 et L1243-2 du Code du travail disposent que le CDD ne peut être rompu avant son terme qu’en cas de faute grave de l’une des parties, d’inaptitude constatée par le médecin du travail, de force majeure, d’accord entre les parties ou si le salarié justifie d’une embauche en contrat de travail à durée indéterminée. En l’espèce, la rupture anticipée du CDD par TrainHard n’était pas justifiée par l’un de ces motifs, de sorte que le joueur pouvait demander l’octroi de dommages et intérêts d’un montant au moins égal aux rémunérations qu’il aurait perçues jusqu’au terme de son contrat, conformément à l’article L1243-4 du Code du travail.

Julien LOMBARD : C’est d’ailleurs en ce sens que Skite a saisi le conseil de prud’hommes d’Evreux qui, par un jugement du 6 septembre 2022, a fait droit à ses demandes en rappel de salaires pour la période d’avril à septembre 2021, en versement de l’indemnité de précarité due à l’issue du CDD et en condamnation de TrainHard en paiement de dommages-et-intérêts pour la rupture anticipée fautive de son contrat. Néanmoins, TrainHard étant en liquidation judiciaire et dans l’incapacité de payer les sommes dues au joueur, c’est l’Association pour la gestion du régime de Garantie des créances des Salariés (l’AGS) qui était tenue de se substituer à l’employeur pour régler les montants dus au joueur, conformément aux articles L3253-2, L3253-6 et L3253-8 du Code du travail. En effet, pour votre information, l’AGS est une association qui garantit les salariés contre le risque de non-paiement des sommes qui leur sont dues en exécution de leur contrat de travail en cas de liquidation judiciaire de l’employeur. Dans le cas de Skite, ce dernier ayant conclu un contrat de travail près d’un an avant le jugement d’ouverture de la procédure collective de TrainHard, l’AGS était tenue de garantir le versement de ses rémunérations dans la limite de cinq plafonds mensuel retenu pour le calcul des contributions au régime d’assurance chômage, soit 19 320€, en vertu des articles L3253-17 et D3253-5 du Code du travail.

Julien LOMBARD : Afin de contester le règlement de ces sommes, l’AGS va interjeter appel du jugement rendu le 6 septembre 2022 en prétendant, à titre principal, que Skite exerçait en réalité une activité de travailleur indépendant et, à titre subsidiaire, que son CDD devait être requalifiée en CDI. Je vous propose donc de commencer par étudier la nature de l’activité exercée par Skite avant de nous intéresser à la requalification de son contrat en contrat de travail à durée indéterminée.

Julien LOMBARD : Commençons tout d’abord par nous intéresser à la nature de l’activité exercée par Skite. Sur ce point, l’AGS prétendait que le CDD conclu par Skite était régi par l’article 102 de la loi du 7 octobre 2016 applicable aux CDD Esportifs. Or, en vertu de cet article, le joueur professionnel salarié de jeu vidéo compétitif est défini « comme toute personne ayant pour activité rémunérée la participation à des compétitions de jeu vidéo dans un lien de subordination juridique ». Dès lors, Skite ne pouvait pas être considéré comme un esportif salarié puisque, selon l’AGS, il n’exerçait pas son activité sous un lien de subordination envers TrainHard. Afin de démontrer que Skite exerçait une activité de travailleur indépendant et non une activité salariée, l’AGS invoquait d’ailleurs une clause de son contrat qui stipulait que TrainHard conserverait 10% de ses gains de tournois.

Julien LOMBARD : En conséquence, l’AGS soutenait que, comme Skite exerçait une activité de travailleur indépendant, elle n’était pas tenue de garantir le versement de ses rémunérations puisqu’une telle obligation n’était valable qu’à l’égard des salariés.  Le joueur, quant à lui, prétendait exercer une activité salariée puisqu’il disposait d’un contrat de travail à durée déterminée signé et paraphé et présentait des éléments visant à démontrer l’existence d’un lien de subordination envers son employeur. Ainsi, la question qui était posée dans cette première partie de l’affaire était la suivante : un joueur esportif ayant conclu un contrat de travail à durée déterminée pour accroissement temporaire d’activité peut-il être considéré comme exerçant une activité salariée en dépit de l’existence d’une clause de libre répartition des gains de tournois dans son contrat ?

Julien LOMBARD : Par principe, le statut de salarié, repose sur la réunion de trois critères : l’exécution d’une prestation de travail, l’existence d’une rémunération et la caractérisation d’un lien de subordination juridique. Comme nous l’avions évoqué dans notre épisode du podcast dédié à l’analyse du jugement du Tribunal judiciaire de Paris du 27 mars 2027, c’est le critère du lien de subordination juridique qui distingue l’activité salariée de celle de travailleur indépendant. Pour rappel, le lien de subordination est caractérisé, selon l’arrêt Société Générale du 13 novembre 1996, par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné. En présence d’un contrat de travail écrit, il appartient alors à celui qui en conteste la validité d’en apporter la preuve en démontrant notamment l’absence de lien de subordination du joueur envers son employeur. En l’espèce, Skite ayant produit un contrat de travail à durée déterminée écrit, paraphé et signé dans le cadre du litige, il appartenait à l’AGS de justifier que ce contrat était fictif en démontrant l’absence de lien de subordination de Skite à l’égard de TrainHard.

Julien LOMBARD : Toutefois, les juges ont considéré que l’AGS n’avait pas réussi à démontrer la fictivité du contrat de travail conclu par Skite, de sorte que ce dernier exerçait bien une activité salariée. Pour empêcher l’AGS de démontrer la fictivité de son contrat de travail, Skite avait d’ailleurs fourni des éléments visant à justifier l’existence d’un lien de subordination entre lui et son ancien employeur. Il ressortait en effet des éléments fournis par Skite qu’il avait échangé par message avec TrainHard sur la possible conclusion d’un contrat à durée indéterminée ou déterminée, que TrainHard avait mis à sa disposition du matériel pour qu’il puisse exécuter sa prestation de travail, que TrainHard était réputée pour être l’une des rares équipes à salarier ses joueurs et que l’équipe disposait d’un manager qui gérait le quotidien des joueurs et surveillait de près leurs réseaux sociaux.

Julien LOMBARD : Face à ces différents éléments, les juges ont donc considéré que la clause de libre répartition des gains n’était pas suffisante pour remettre en cause le lien de subordination existant entre Skite et TryHard et, par conséquent, la nature du contrat liant les parties. Ainsi, la Cour d’appel a rejeté la demande de l’AGS, confirmant alors le jugement de première instance qui avait condamné TrainHard et, par substitution, l’AGS à verser des rappels de salaire à Skite. Maintenant que nous avons analysé la nature de l’activité exercée par Skite, je vous propose de nous intéresser à la possible requalification de son contrat de travail en CDI.

Julien LOMBARD : Etudions désormais la possible requalification du contrat de travail à durée déterminée de Skite en contrat de travail à durée indéterminée. A ce sujet, l’AGS affirmait de nouveau que le CDD conclu par Skite était régi par l’article 102 de la loi du 7 octobre 2016 applicable aux CDD Esportifs. Cet article précise que le club qui a conclu un CDD avec un joueur professionnel salarié de jeu vidéo compétitif doit disposer d’un agrément du ministère chargé du numérique, sous peine de voir le CDD être requalifié en CDI pour manquement aux conditions de forme du contrat. En vertu de cet article, l’AGS prétendait alors que Trainhard ne pouvait pas recourir au CDD pour engager un joueur esportif puisque le club n’avait pas obtenu l’agrément du ministère chargé du numérique. Par conséquent, le CDD conclu par Skite ne pouvait pas être opposable aux tiers selon l’AGS et devait être requalifié en CDI.

Julien LOMBARD : Ainsi, l’AGS soutenait qu’elle n’était pas tenue de garantir le versement des rémunérations du joueur et que ce dernier ne pouvait pas prétendre à des dommages et intérêts pour rupture anticipée du CDD ainsi qu’à une indemnité de précarité. Le joueur, quant à lui, considérait que, si ce CDD pour accroissement temporaire d’activité était réellement soumis à l’article 102 de la loi du 7 octobre 2016, le défaut d’agrément du club ne pouvait pas lui être opposé pour lui refuser la garantie de l’AGS puisqu’un tel manquement résultait uniquement de la carence de l’employeur et non de la sienne. Ainsi, la question qui était posée aux juges dans cette seconde partie de l’arrêt était la suivante : le contrat de travail à durée déterminée pour accroissement temporaire d’activité conclu par un esportif est-il régi par l’article 102 de la loi du 7 octobre 2016 ?

Afin de répondre à cette question, les juges ont tout d’abord relevé que le mode de recours à ce CDD, en l’occurrence l’accroissement temporaire d’activité, était dûment justifié par la « création d’une nouvelle équipe destinée à concourir sur le jeu Fortnite ».

Julien LOMBARD : Ensuite, les juges ont rappelé qu’un CDD conclu entre un esportif et un club n’était pas automatiquement soumis à l’article 102 de la loi du 7 octobre 2016 puisque, pour ce faire, il était nécessaire d’apprécier le motif ayant justifié la conclusion de ce CDD. En l’espèce, le contrat ayant été conclu pour un motif d’accroissement temporaire d’activité, régi par le droit commun et notamment l’article L1242-2 du Code du travail, les juges ont estimé qu’il n’était pas soumis à l’article 102 de la loi du 7 octobre 2016. Il semblerait en effet qu’un tel article ne soit applicable qu’aux CDD conclus pour garantir la participation d’un joueur professionnel salarié de jeu vidéo compétitif, c’est-à-dire les CDD Esportifs. Dès lors, la Cour d’appel a considéré que le CDD de Skite n’étant pas régi par les dispositions de l’article 102 de la loi du 7 octobre 2016, TrainHard n’était pas tenu d’obtenir l’agrément du ministère chargé du numérique pour conclure un tel contrat.

Julien LOMBARD : En conséquence, les juges ont rejeté la demande de l’AGS et confirmé le jugement de première instance en considérant que le contrat n’avait manqué à aucune règle de forme et était donc parfaitement valide et opposable aux tiers, de sorte que l’AGS était tenu de garantir le versement des rémunérations de Skite. Toujours en rappelant que le contrat n’avait manqué à aucune condition de forme, les juges ont également considéré qu’il ne devait donc pas être requalifié en CDI, condamnant alors TrainHard et l’AGS, par substitution, à verser à Skite une indemnité de précarité pour la fin de son CDD ainsi que des dommages et intérêts pour la rupture anticipée fautive de son contrat.  Pour finir, les juges ont estimé, conformément aux prétentions du joueur que, même si ce contrat avait été soumis à l’article 102 de la loi du 7 octobre 2016, l’absence d’agrément de TrainHard n’aurait pas pu remettre en cause son opposabilité à l’AGS. Cette dernière aurait en effet tout de même été tenue de garantir le versement des rémunérations à Skite puisque ce défaut d’agrément résultait uniquement d’une carence de l’employeur et non du joueur. Nous en avons désormais terminé avec l’analyse du contenu de cette décision. En guise de conclusion, je vous propose d’étudier rapidement les apports de cet arrêt.

Julien LOMBARD : Pour conclure sur cette décision, les juges ont donc rejeté l’ensemble des prétentions d’AGS, confirmant alors le jugement de première instance qui avait condamné TrainHard et l’AGS à payer à Skite des rappels de salaire, une indemnité de précarité ainsi que des dommages et intérêts. En rejetant les prétentions d’AGS qui soutenait qu’un CDD conclu par un esportif était automatiquement soumis à l’article 102 de la loi du 7 octobre 2016, quel que soit le motif ayant justifié son recours, il semblerait que les juges aient considéré que les clubs pouvaient valablement employer des esportifs avec un CDD sans être soumis à cet article, dès lors que le recours à ce type de contrat était dûment justifié par un motif de droit commun. Pour votre information, les motifs de droit commun que sont notamment l’accroissement temporaire d’activité, l’usage ou le caractère saisonnier sont énoncés à l’article L1242-2 du Code du travail.  Toutefois, je tiens à attirer votre attention sur le fait que, si un club peut conclure avec un esportif un CDD fondé sur un motif de droit commun même en l’absence d’agrément, il doit s’assurer que ce motif soit justifié en pratique, au risque de voir ce contrat être requalifié en CDI.

Julien LOMBARD : A titre d’exemple, si un club souhaite recourir au CDD pour accroissement temporaire d’activité afin d’engager un joueur, il devra s’assurer que cet accroissement d’activité soit justifié en pratique avec, par exemple, la création d’une nouvelle équipe sur un jeu ou la participation du club à une nouvelle compétition. Par ailleurs, conformément à l’adage « nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude », il semblerait que cet arrêt vise à rappeler que si un joueur était engagé sous un CDD Esportif par un club qui ne disposait pas d’agrément, lui seul pourrait invoquer ce défaut d’agrément pour demander la requalification du contrat en CDI puisqu’un tel manquement serait entièrement imputable à l’employeur. En conséquence, les clubs devront veiller à obtenir l’agrément ministériel avant de conclure un CDD Esportif, au risque de permettre au joueur de demander la requalification de ce contrat en CDI et/ou de contester une demande du club qui viserait à requalifier ce contrat en CDI. Nous sommes arrivés à la fin de cette analyse. J’espère que vous aurez passé un moment à la fois instructif et agréable en l’écoutant. En tout cas, pour ma part, je vous retrouve dès le mois prochain avec un nouvel invité pour le podcast « Droit à l’Esport ».

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